mardi 27 mars 2018

Chaville


Baie de personne





"Il y a longtemps que je connais les banlieues du sud-ouest de Paris. Mais il est une baie de forêts devant laquelle je suis passé sans la voir pendant toute une décennie. Même sur les cartes locales, qui, à la place des journaux, faisaient de plus en plus partie de mes lectures matinales, je ne voyais pas que la région était construite. De là ne venait, pendant mes promenades dans la profondeur des forêts des Hauts de Seine, aucun bruit ; ceux-ci pénétraient presque exclusivement à partir de l'autoroute, en haut sur le plateau de Vélizy, ou de l'aérodrome militaire et officiel de Villacoublay, juste à côté ; ce n'est que beaucoup plus tard, quand j'y fus installé, que mon oreille devint sensible, même d'assez loin, aux trains de banlieue, sorte de tendon acoustique traversant toute la baie, et que mon attention fut attirée par ce bourdonnement aigu.
Ou quand je marchais dans les rues, je devais sans doute couper la baie, sans intention particulière, imaginant peut-être qu'il n'y avait là-bas, dans cette dernière petite pointe de maisons, plus rien à percevoir, tout au plus quelques baraques et hangars, les mêmes que sur ma route, simplement plus petits et plus misérables encore. Mais il me semble que je n'avais même pas cette idée-là, que je bifurquais tout bonnement avant, parce que la route elle-même bifurquait, délaissait le territoire situé à gauche, où l'on n'était frappé que par une minuscule église russe - "minuscule" ne la rétrécit pas assez.

C'est vers le soir, dans la clarté de l'hiver, que je me retrouvais pour la première fois dans cet arrière-pays, et que, en suivant une tranchée de chemin de fer qui se transformait et se gonflait ensuite en remblai, en passant sous un pont ferroviaire, j'arrivai sur une place d'une taille et d'une particularité sidérante pour n'importe quelle banlieue.
Sur un côté, elle était bordée par la gare, posée sur un talus à la hauteur d'un étage, et sur tous les autres côtés par une succession ininterrompue de bâtiments, qui se différenciaient encore des précédents en ce qu'ils étaient tous occupés par des boutiques. Rien de banlieusard dans ce vaste carré, découpé dans l'environnement par la lumière des lampadaires, des vitrines, des enseignes au néon, du hall de la gare, animée par les trains qui entraient et sortaient sans cesse au premier étage de celle-ci (au deuxième, une maison d'habitation avec du linge aux fenêtre), et les moineaux en quête d'un endroit pour dormir étaient aussi audibles que les platanes, pour celui qui arrivait, que les autos, le signal de départ des trains et les flippers dans les trois ou quatre cafés.
Ce n'était pas seulement à cause des trois boulangers, des trois bouchers, des trois fleuristes, de la gargote vietnamienne, du restaurant nord-africain, de la boutique où l'on trouvait la presse internationale : c'était un centre. Il se passa alors pour moi la même chose que pour mon ami le peintre, à Vigo par exemple, la localité où il avait pénétré en traversant un miroir, une terre vierge, et qui pourtant, planète solitaire, n'avait depuis toujours pas cessé de pulser et de vibrer de la même manière qu'à présent lors de sa découverte ; ou comme pour Filip Kobal avec son Karst où, bien qu'il eût été la moitié de sa vie à tu et à toi avec le moindre tas de pierres, un simple pas de côté, sur ce haut pays dont on voit pourtant fort bien les limites, le fit entrer un soir d'été dans un "Deuxième Karst", à côté ou derrière l'habituel, avec de semblables villages du désert et leur reflet ici et là, la nuit, sur les nuages, un deuxième Karst qui était là depuis tout ce temps mais qui était pour lui une lumière jeune et fraîche."
Peter Handke, Mon année dans la baie de Personne (1997)

Chêne des missions




Derrière le mur



Grands ensembles


"A la conception paresseuse qui consiste, sans souci de l'esthétique, à implanter des gratte-ciel dans des zones déjà surpeuplées, nous préférons pour notre part celle qui s'inspire d'un urbanisme plus rationnel et plus humain : faire éclater la ville sur les hauteurs pour que chacun puisse profiter de l'air, de la vue, de l'ensoleillement et de la verdure ; ériger des cités complètes, avec tous leurs centres sociaux, écoles, terrains de sports, marchés, commerces, bureaux de poste, dispensaires, garderies, cultes. Elles constitueront en quelque sorte d'immenses parcs où, dans la verdure, l'air pur, les horizons dégagés, des groupements humains pourront vivre d'une façon pratiquement autonome en ayant tout à leur portée.
"La cité dont vous inaugurez aujourd'hui la construction est de celles-là. Elle a été dessinée par M. Pouillon, architecte, auquel nous avons imposé trois conditions essentielles : délais de réalisation minimum, prix de revient minimum, confort maximum. Assisté des soixante-dix techniciens de son agence, architectes, dessinateurs et géomètres, il a conçu la belle ordonnance que vous pouvez admirer sur ces maquettes et ces plans [...]."




"Au réveil, le dortoir de voitures est gelé comme un lac. Leurs rétroviseurs gouttent de larmes glacées. Au-dessus du parterre d'arbres qui s'étale depuis le huitième étage jusqu'au phare de la tour Eiffel au loin, le ciel est blanc. La terre travaille sous les pneus immobiles. Les racines des arbres commencent à craqueler le gros bitume et cela soulève les carcasses de voitures. Le lent déplacement. Nos voitures, BX, Xantia, ont toujours passé leurs nuits à proximité des arbres. Si l'on sait où l'on s'est garé, il faut aussi savoir que quelque chose sous la terre peut les changer de place. Au réveil, dans la porte entrouverte, le chien se glisse et il se poste devant la baie vitrée. Près de moi, il observe les premiers employés dégivrer leur pare-brise, s'agiter près de voitures fumantes, patienter au feu, et prendre enfin la direction de la nationale 118. Comme tout le monde. J'ai tellement regardé par cette baie vitrée. J'ai passé tellement d'heures, le nez collé et seule, à regarder la lumière faire et défaire cette vue. Je n'ai été frappée par la beauté de cet endroit que lorsque j'ai eu à le traverser à pied chaque matin. Remonter jusqu'à la Roseraie, traverser la rue au niveau de la pizzeria où nombre de jeunes hommes que je ne connais plus ont fait leurs premières armes de livraison et d'ennui. Passer devant le petit pressing, derrière la pharmacie, éventuellement quelques effluves de la boulangerie, déjà la rumeur des milliers de voitures descendant vers Paris, les hauts murs, le rond-point, enfiler l'allée du Mail, mille fenêtres, mille fenêtres, de la buée dans l'écharpe, les ai-je vraiment comptées ? Attendre le bus 179, des écouteurs rivés aux oreilles. Dévaler les pentes jusqu'à Sèvres. Tous les jours, à partir du lycée, je quitte chez moi et n'aurai de cesse d'allonger les distances. Je laisse derrière moi cet endroit dont on apprend plus tard qu'il se dit cité-dortoir. Se garer, dormir, se réveiller, démarrer. Lorsque l'on ne va plus à l'école au bas de son immeuble, on émigre. D'un seul coup, cet endroit ne veut rien dire pour personne. Où vis-tu ? Meudon-la-Forêt. Pour moi, mon frère, les amis de mon frère, quelques amis, il y a toujours dans cette réponse un mélange de fierté et de silence. Ce lieu d'où nous ne cesserons de partir pour grandir, nous ouvrir, aller au cinéma, découvrir des musées, a une identité propre dont nous nous réclamons quand nous n'y sommes pas, sans être en mesure d'en dire grand-chose. Combien de fois ai-je noté le code postal et les trois lettres séparées d'un point sur des enveloppes ou des formulaires ? M.L.F. est un lieu. C'est encore dans l'autre sens qu'il se donne le plus à voir, en revenant de l'arrêt de bus. Rentrer, c'est marcher vers les arbres. C'est faire l'expérience de toutes les perspectives y menant. Faire l'expérience du changement d'air. Son rafraîchissement. Davantage que de pierres, l'endroit que nous n'avons jamais appelé ville est composé de fenêtres et de lignes. De longues langues de bitume ou de pelouse, et ces petites barrières peintes en vert bouteille, arrivant juste au-dessus de nos chevilles. S'y asseyant nous sommes presque au sol. Y racler nos chaussures crottées de terre flatte les restes de campagne que cultive en nous cet endroit bâtard."
Marie Richeux, Climats de France, Sabine Wespieser éditeur, 2017.



Millandy



Jardins forestois






MLF



Tapis vert




La Petite bibliothèque ronde #2









La Petite bibliothèque ronde










Cité de la Plaine


Cité basse






Grand Marché