mardi 27 mars 2018

Grands ensembles


"A la conception paresseuse qui consiste, sans souci de l'esthétique, à implanter des gratte-ciel dans des zones déjà surpeuplées, nous préférons pour notre part celle qui s'inspire d'un urbanisme plus rationnel et plus humain : faire éclater la ville sur les hauteurs pour que chacun puisse profiter de l'air, de la vue, de l'ensoleillement et de la verdure ; ériger des cités complètes, avec tous leurs centres sociaux, écoles, terrains de sports, marchés, commerces, bureaux de poste, dispensaires, garderies, cultes. Elles constitueront en quelque sorte d'immenses parcs où, dans la verdure, l'air pur, les horizons dégagés, des groupements humains pourront vivre d'une façon pratiquement autonome en ayant tout à leur portée.
"La cité dont vous inaugurez aujourd'hui la construction est de celles-là. Elle a été dessinée par M. Pouillon, architecte, auquel nous avons imposé trois conditions essentielles : délais de réalisation minimum, prix de revient minimum, confort maximum. Assisté des soixante-dix techniciens de son agence, architectes, dessinateurs et géomètres, il a conçu la belle ordonnance que vous pouvez admirer sur ces maquettes et ces plans [...]."




"Au réveil, le dortoir de voitures est gelé comme un lac. Leurs rétroviseurs gouttent de larmes glacées. Au-dessus du parterre d'arbres qui s'étale depuis le huitième étage jusqu'au phare de la tour Eiffel au loin, le ciel est blanc. La terre travaille sous les pneus immobiles. Les racines des arbres commencent à craqueler le gros bitume et cela soulève les carcasses de voitures. Le lent déplacement. Nos voitures, BX, Xantia, ont toujours passé leurs nuits à proximité des arbres. Si l'on sait où l'on s'est garé, il faut aussi savoir que quelque chose sous la terre peut les changer de place. Au réveil, dans la porte entrouverte, le chien se glisse et il se poste devant la baie vitrée. Près de moi, il observe les premiers employés dégivrer leur pare-brise, s'agiter près de voitures fumantes, patienter au feu, et prendre enfin la direction de la nationale 118. Comme tout le monde. J'ai tellement regardé par cette baie vitrée. J'ai passé tellement d'heures, le nez collé et seule, à regarder la lumière faire et défaire cette vue. Je n'ai été frappée par la beauté de cet endroit que lorsque j'ai eu à le traverser à pied chaque matin. Remonter jusqu'à la Roseraie, traverser la rue au niveau de la pizzeria où nombre de jeunes hommes que je ne connais plus ont fait leurs premières armes de livraison et d'ennui. Passer devant le petit pressing, derrière la pharmacie, éventuellement quelques effluves de la boulangerie, déjà la rumeur des milliers de voitures descendant vers Paris, les hauts murs, le rond-point, enfiler l'allée du Mail, mille fenêtres, mille fenêtres, de la buée dans l'écharpe, les ai-je vraiment comptées ? Attendre le bus 179, des écouteurs rivés aux oreilles. Dévaler les pentes jusqu'à Sèvres. Tous les jours, à partir du lycée, je quitte chez moi et n'aurai de cesse d'allonger les distances. Je laisse derrière moi cet endroit dont on apprend plus tard qu'il se dit cité-dortoir. Se garer, dormir, se réveiller, démarrer. Lorsque l'on ne va plus à l'école au bas de son immeuble, on émigre. D'un seul coup, cet endroit ne veut rien dire pour personne. Où vis-tu ? Meudon-la-Forêt. Pour moi, mon frère, les amis de mon frère, quelques amis, il y a toujours dans cette réponse un mélange de fierté et de silence. Ce lieu d'où nous ne cesserons de partir pour grandir, nous ouvrir, aller au cinéma, découvrir des musées, a une identité propre dont nous nous réclamons quand nous n'y sommes pas, sans être en mesure d'en dire grand-chose. Combien de fois ai-je noté le code postal et les trois lettres séparées d'un point sur des enveloppes ou des formulaires ? M.L.F. est un lieu. C'est encore dans l'autre sens qu'il se donne le plus à voir, en revenant de l'arrêt de bus. Rentrer, c'est marcher vers les arbres. C'est faire l'expérience de toutes les perspectives y menant. Faire l'expérience du changement d'air. Son rafraîchissement. Davantage que de pierres, l'endroit que nous n'avons jamais appelé ville est composé de fenêtres et de lignes. De longues langues de bitume ou de pelouse, et ces petites barrières peintes en vert bouteille, arrivant juste au-dessus de nos chevilles. S'y asseyant nous sommes presque au sol. Y racler nos chaussures crottées de terre flatte les restes de campagne que cultive en nous cet endroit bâtard."
Marie Richeux, Climats de France, Sabine Wespieser éditeur, 2017.



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